Anton Tchekhov : Nature et création
Même dans ses nouvelles aux dialogues incisifs, Anton Tchékhov est pleinement un homme de théâtre qui entend donner la réplique à celui qui se morfond, dont la vie est un marasme, mais qui pourrait, par une agilité intérieure, parvenir à se désencombrer de toute pensée paralysante. Dans ses récits comme dans ses pièces de théâtre, des éléments se mettent sous tension, s’organisent en polarités qui produisent une intensification de la vie humaine dans le cours monotone du temps qui passe et cette intensification en précipite la durée. Se défiant des mots en forme d’étendard qui encombrent la pensée russe de son siècle, Tchékhov ouvre grand le nuancier de l’humain et regarde l’existence dans toutes ses déclinaisons. De même qu’il apprend à aimer le vrai sans prétendre se l’approprier, il apprend à juger par lui-même (comme lors de son voyage sur l’île-prison de Sakhaline), sans prétendre imposer aux autres de quelconques valeurs. Relativiste, ouvert à la pensée de l’Orient, il rejette tous les dogmes et veut capter le flux même de la vie. Son œuvre se nourrit de ses contacts quasi illimités en tant que médecin avec toutes les couches sociales de la population russe, qui vient juste de connaître l’abolition du servage mais qui vit sous la férule d’Alexandre III, le tsar qui a créé l’Okhrana, la police secrète. Tchékhov pense l’existence des humbles comme des puissants sous le signe de l’infinité de l’espace et du temps qui sont des aspects de la nature. Infiniment féconde et capable de varier ses créations sans limite, cette nature est le fond sur lequel se déploient ses plus grandes œuvres, La Steppe ou La Cerisaie. Être au monde, c’est dès lors se vivre comme partie infime de ce Tout infini d’où proviennent et la vie et la mort.