Publié le 13 avril 2018

Ivan Tourguéniev

Daria Sinichkina vous présente le premier volet d’une série de mini-conférences qu’elle consacrera à la littérature russe.

 

Daria Sinichkina est agrégée de russe, ancienne élève de l’École Normale Supérieure et maître de conférences à la Faculté d’Études Slaves de Sorbonne Universités, où elle enseigne l’histoire de la littérature russe et le cinéma. Elle est l’auteur d’une thèse de doctorat sur Nikolaï Kliouev (1884-1937), poète de la veine dite « paysanne » et esthète, auteur d’une œuvre qui explore les motifs de la révolution et de l’utopie.

Notre premier épisode est consacré à Ivan Tourguéniev, dont une biographie vient de paraître en français aux éditions YMCA-Press, à l’occasion de la célébration du 200e anniversaire de la naissance de l’écrivain.
Ecrite en 1932 par Boris Zaïtsev, écrivain russe exilé en France au lendemain de la révolution bolchevique, la biographie a été traduite en français par Anne Kichilov et paraît aujourd’hui avec une préface de Tatiana Viktoroff.

Né en 1818 dans une famille aristocratique, et mort en 1883, Ivan Tourguéniev est le contemporain des plus grands auteurs du XIXe siècle russe, Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, Gontcharov, Tiouttchev, Fet… mais aussi français: Balzac, Maupassant, Flaubert, George Sand.

Âgé de seulement 7 ans au moment de la révolte des Décembristes*, Tourguéniev accède à la maturité au moment où les lettres russes opèrent un tournant radical à l’issue d’un siècle d’or* devenu, en 1837, orphelin de son « soleil », Alexandre Pouchkine*, tué en duel.

Tourgueniev fait ses premiers pas dans la littérature en s’essayant à la poésie dramatique et lyrique alors qu’il fait ses études à la faculté de philosophie de l’Université de Saint-Pétersbourg, avant de mettre sa plume au service d’une idée qui occupe bientôt les meilleurs esprits des années 1840: peindre la vie russe « au naturel », sans romantisme ni idéalisation, aller chercher le réel là où il se cache, dans les coins et recoins les plus sombres et parfois les plus laids, pour en montrer la beauté véritable, celle qui émane de l’homme.

Le réalisme naissant a un défenseur d’immense talent, Vissarion Biélinski, ami proche de Tourguéniev, critique littéraire et rédacteur du Contemporain. Cette revue progressiste, fondée en 1836 par Pouchkine, publie, en 1847, le premier volet de ce qui deviendra bientôt les Carnets d’un chasseur, un recueil de courts récits en prose mettant en scène la nature russe et ses habitants, des paysans saisis sur le vif, personnages hauts en couleur et attachants et dont l’entrée en littérature nourrit les débats sur le servage dans la presse libérale.

Mais c’est la mort, en 1852, du père du réalisme russe, Nicolaï Gogol*, formidable emblème de l’école dite « naturelle », qui propulse notre auteur sur l’avant-scène de la littérature « engagée »: emprisonné pendant un mois pour avoir écrit une notice nécrologique laudative sur le « très grand » écrivain, Tourgueniev rédige la courte nouvelle Moumou, qui met en scène un serf sourd-muet au grand cœur, Guérasim, forcé par sa maîtresse de noyer sa chienne. Sorte « d’oncle Tom à la russe », selon le mot d’Alexandre Herzen*, Guérasim est la « personnification du peuple russe, de sa terrible force et de son humilité extrême ». Invitant son lecteur à regarder d’un nouvel œil ce paysan aussi fort que servile, dont les sentiments et les actions demeuraient incompréhensibles pour le lecteur cultivé, Tourgueniev annonce plusieurs des thèmes fondamentaux de son œuvre romanesque de la maturité:

L’idée de crise, moment qui bouleverse les conceptions préétablies et qui offre l’opportunité de confronter l’abstraction à l’expérience, une confrontation qui se révèle souvent impossible ou mortifère pour l’homme enfermé dans une torpeur intellectuelle : c’est le cas pour Bazarov, le célèbre héros nihiliste de Pères et fils, roman qui introduit, en 1861, la notion de nihilisme dans le lexique intellectuel russe des années 1860, traversées de soubresauts violents et formidables. Bazarov, occupé seulement à ses expériences scientifiques et constructions conceptuelles, ne résiste pas à l’expérience de l’amour, qui lui sera fatal: il rejoint la longue lignée des « hommes de trop »*, ces hommes sans volonté et de peu de qualités, qui réfléchissent beaucoup mais agissent peu, et dont la littérature russe, depuis Eugène Onéguine de Pouchkine, raffole.

La nouvelle de 1852 confirme également cette autre constante thématique de l’œuvre romanesque de Tourguéniev: l’incompréhension fondamentale, abyssale, entre le monde des paysans et celui des maîtres, incompréhension qui ne sera jamais dépassée et dont les échos se retrouverons jusque dans les œuvres des auteurs néo-populistes* du début du XX siècle. Parallèle à cette incompréhension – la tentative de résorber l’abîme, de se rapprocher de la terre, du sol natal, une tentative qu’entreprend l’auteur dans les années 1850 alors qu’il séjourne de plus en plus fréquemment en France, et qu’il exprime notamment à travers Lavretski, le héros du Nid de Gentilhommes, un roman écrit en 1859 et qui apportera à Tourguéniev une gloire incontestée. Fils d’un noble et d’une paysanne, Lavretski revient dans son domaine après un long séjour en France et tombe amoureux de la très belle Lisa Kalitina, jeune fille qui représente pour notre héros la Russie même: idéale, simple, naturelle, fervente dans sa foi, attachée à ses racines et refusant finalement, telle Tatiana dans Eugène Onéguine, de construire son bonheur sur le malheur d’autrui. Si Lavretski est fasciné par cette Russie somme toute mystérieuse dont il a hâte de « labourer la terre, et de le faire du mieux qu’il pourra », son opposant, Panchine, un jeune premier brillant, est une caricature des idées occidentalistes*, celles-là même dont pourtant Tourguéniev semble être l’illustre incarnation: européen jusqu’à la moelle, nourri de culture européenne, ayant élu domicile à Bougival à partir de 1875, Tourguéniev, s’il ne peut être rattaché définitivement à aucun des deux camps intellectuels, les slavophiles et les occidentalistes*, dont les débats ont rythmé l’histoire des idées russes du XIXe siècle, s’est fait un passeur toujours dévoué, au service de la littérature russe qu’il propulse une fois pour toutes sur le devant de la scène française et européenne, préparant le terrain auprès du lectorat français pour accueillir comme il se doit ce « roman russe » à la fois exotique, fascinant et qui suit de près les meilleurs préceptes de l’école réaliste, celui-là même auquel Melchior de Vogué donnera ses lettres de noblesse en 1868.

Je terminerai en disant que les lecteurs français connaissent généralement de Tourguéniev une nouvelle qu’ils étudient au collège, en classe de cinquième: Premier amour. Écrite en 1860, la nouvelle relate l’histoire d’un jeune homme qui tombe éperdument fou amoureux d’une jeune fille qui se laisse séduire, en dernière instance, par le père de l’adolescent. Le récit met en scène l’une de ces femmes fatales de la littérature russe*, que l’on retrouvera quelques années plus tard sous la plume de Dostoïevski, dans L’Idiot, par exemple, et qui complète la formidable galerie de personnages esquissée par Tourgueniev, l’un des précurseurs du roman psychologique*: aux côtés des « hommes de trop », des grands nostalgiques, des intellectuels impuissants se trouvent des femmes exceptionnelles, ces « jeunes filles à la Tourgueniev » qui tout en étant parfois des fleurs bleues font montre d’une force de caractère et d’une détermination hors du commun, dignes rivales des héroïnes tolstoïennes et qui annoncent la dynamique des caractères de Tchékhov.

L’attention portée par Tourguéniev à ses personnages, à l’heure où la prose russe définit sa panoplie de « types » psychologiques qu’elle incarne en usant d’outils formels variés, mais qui ne seront théorisés que plus tard, par les formalistes* par exemple, donne lieu à un texte d’une grande modernité, l’un des plus importants, sans conteste, de son œuvre: il s’agit de l’essai Hamlet et Don Quichotte, rédigé en 1860. Opposant les deux célèbres personnages de Cervantès et de Shakespeare, Tourgueniev propose une distinction entre ces deux types, distinction d’ordre psychologique et poétique, et qui fera date dans une littérature russe où, tout au long du XXe siècle, les Hamlet déchirés et en proie aux pires angoisses existentielles, de Blok à Pasternak, ne cesseront de poser les questions fondamentales et incarner, paradoxalement et au plus près, la mystérieuse « âme russe ».

Bibliographie sommaire

Sur Tourguéniev :
La vie de Tourguéniev de Boris Zaïtsev, traduit en français par Anne Kichilov, avec une préface de Tatiana Viktoroff, Paris, YMCA-Press, 2018

Le corpus :
Mémoires d’un chasseur, traduction de Henry Mongault, Paris, Gallimard, 1981
Dimitri Roudine, Sillage, 2008
Nid de gentilhomme, Françoise Marrou-Flamant, Paris, Gallimard, 2008
Pères et fils, Françoise Marrou-Flamant, Paris, Gallimard, 2008
Premier amour, Classiques de poche, 1959.

Pour aller plus loin :
Melchior de Vogué, Le Roman russe, 1868
Jean Bonamour, Le Roman russe, PUF, 1978
Vladimir Nabokov, Littératures /2, Le Livre de Poche, 1988.

Daria Sinichkina

 

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