Tarkovski
« Tarkovski appartient à la sphère de Nunc, si bien qu’un des adjectifs possibles pour la qualifier pourrait être, sinon tarkovskienne, du moins sans doute aucun, s’il existait, «stalkerienne», en référence à son chef d’œuvre Stalker… Cette affinité mérite quelque éclaircissement. D’abord Nunc avance un peu à la manière du Stalker dans la Zone : elle sait que la ligne droite n’est pas nécessairement le chemin le plus court pour atteindre « la chambre » ; malgré ses moyens pauvres, elle préserve l’espérance qu’une rencontre, une expérience cruciale puisse encore bouleverser l’ordre des choses, un chemin de vie… ; elle maintient une flamme sous la pluie alors que la raison ordonne de la mettre à l’abri ; elle ne sait pas fondre une cloche et pourtant chaque jour s’y essaie. Comme dans la Zone, le hasard n’y a pas cours, mais d’heureuses coïncidences sont possibles.
Tarkovski est homme de la verticalité : il est porté par le souci que l’homme est non seulement inachevé, mais aussi qu’il n’est réellement que s’il médite, pense et décline poétiquement son intime transcendance. Il s’est confronté au long de sa vie à des questions que la revue Nunc ne considère pas comme mortes, éculées, ainsi qu’un nihilisme de paillettes et de misère morale voudrait nous le laisser croire : le sens de l’art, de la puissance créatrice de l’homme ; l’énigme de la beauté ; la fonction morale, éthique de l’artiste. Homme inspiré – sans référence aucune au romantisme qu’il rejetait absolument, comme il le précise dans l’entretien que nous publions ici –, Tarkovski nous provoque dans la question de la dimension religieuse : qu’est-ce qu’un enracinement religieux, qu’un héritage culturel ? De culture chrétienne, Tarkovski n’est pas pour autant simplement chrétien, et on ne saurait impunément lui apposer l’étiquette d’« artiste chrétien ». C’est entre autre pour cette raison que nous qualifions Nunc de tarkovskienne, car d’elle non plus on ne saurait dire qu’elle est confessionnelle – quoiqu’en pensent certains. Qu’elle tende vers, et prétende à l’universel, en revanche oui, aussi péremptoire et prétentieux que cela puisse paraître, aussi naïf également… Il est vrai qu’il est toujours plus aisé de poser des étiquettes…
Enfin, dernière pierre pour expliciter ce qui peut l’être, Tarkovski n’est pas simplement cinéaste. Son père, le poète Arséni Tarkovski, le lui avait dit d’ailleurs : « Ce ne sont pas des films que tu fais ». Ces films, par leur essence poétique, posent la question de la nature de la poésie, de ce qu’est une œuvre poétique. Aussi avons-nous choisi de scander ce numéro – de ce livre aujourd’hui – par un retour périodique de la voix poétique d’Arséni Tarkovski, en écho aussi à cette récurrence des poèmes du père dans les films du fils. Tarkovski, qui s’est toujours efforcé de cerner la nature exacte du cinéma (un art qui sculpte le temps), en a si bien touché les limites, que ses films peuvent être considérés comme de purs poèmes, tantôt lyriques, tantôt oniriques, jamais discursifs cependant, car leur matière première est la réalité sensible qu’un regard riche de merveilleux revisite et transfigure. Ainsi nous a-t-il transmis des énigmes que l’on ne cesse d’interroger.
Cet ensemble autour de Tarkovski et de son œuvre ne prétend pas à l’exhaustivité. Nous avons délibérément choisi de questionner la dimension spirituelle de cette œuvre. Tarkovski en a explicitement, surtout à la fin de sa vie, revendiqué l’ambition, et elle est évidente. C’est aussi ce qui a pu un temps gêner la réception occidentale de ses films. Les tentatives de récupération sous telle ou telle étiquette n’ont pas non plus manqué, Tarkovski a pu lui-même y prêter le flanc. Et pourtant la spiritualité tarkovskienne demeure énigmatique. Elle ne fuit pas la lumière et l’affirmation, elle échappe seulement à toute approche trop univoque.
Cependant Andreï Tarkovski ne s’est jamais dissocié de l’artiste : il n’y a pas de mystère sur sa vie, les éléments biographiques nourrissent directement ou non son œuvre. Ce caractère entier de la personne apparaît pleinement dans l’entretien qu’il a accordé en 1985 à un journaliste polonais et un universitaire suédois, dont nous publions ici la première traduction intégrale en français. Les portraits esquissés par Charles H. de Brantes ou Olivier Clément aident à mettre en perspective cet entretien.
« Ce ne sont pas des films que tu fais » : comment entrer dans l’œuvre du cinéaste ? Les textes ici rassemblés multiplient les angles de vue, sur l’ensemble de l’œuvre, puis sur deux films qui nous ont semblé d’une urgence particulière, Stalker et Le Sacrifice. Certains proposent des analyses serrées des films de Tarkovski, comme aptes à délivrer par eux-mêmes le sens du geste tarkovskien (Michel Chion, dont nous republions un texte pionnier de la réception française de Tarkovski ; Michèle Debidour analyse un passage clef d’Andreï Roublev ; Franck Marguin décèle la trace de Tarkovski dans le miroir d’un film de Terence Malick ; Bertrand Bacqué propose une comparaison riche avec les films de Robert Bresson). D’autres ont tenté de décrypter A. Tarkovski au crible de ses racines russes ou chrétiennes (Maya Szczepanska s’efforce de placer Tarkovski dans la lignée des philosophes et écrivains russes des XIXe et XXe siècles, prolongeant ainsi les travaux d’Igor Evlampiev dont nous donnons un aperçu ici ; Simonetta Salvetorri interprète Le Sacrifice à travers des thématiques propres au roman russe et en premier lieu à Dostoïevski ; Bruno Girard interroge le statut iconique de l’image dans Stalker ; Maxime Egger fait appel à la tradition spirituelle et ascétique de l’Orient chrétien pour interpréter le cinéma de Tarkovski). Une troisième voie enfin est ouverte sur une lecture « au rythme du stalker », où il ne s’agit plus d’analyser ou d’interpréter, mais d’emprunter les pas du cinéaste (Juan Asensio et Franck Damour, dans un registre encore interprétatif, Luca Governatori comme prolongeant la vie de l’œuvre).
La dernière partie de ce livre contient le synopsis de ce qui allait devenir Le Sacrifice, texte jusque là inédit. L’écart entre ces deux pages et le film montre clairement l’impossibilité de définir totalement la démarche artistique et spirituelle (pour lui, c’est tout un) d’Andreï Tarkovski. Nous voudrions y lire un appel et une promesse.
SOMMAIRE
Sous la direction de Franck Damour
Andreï Tarkovski. Portrait
Charles H. de Brantes – Andreï Tarkovski (Entretien) – Olivier Clément – Arséni Tarkovski
« Ce ne sont pas des films que tu fais »
Willem Jan Otten – Igor Evlampiev – Michel Chion – Michel-Maxime Egger – Maja Szcsepanska
Michèle Debidour – Luca Governatori – Arséni Tarkovski
The Stalker
Juan Asensio – Bruno Girard – Franck Damour – Willem Jan Otten – Arséni Tarkovski
De La sorcière au Sacrifice
Andreï Tarkovski – Simonetta Salvestroni – Franck Marguin – Bertrand Bacqué