Publié le 11 mai 2018

Alexandre Zviguilsky : une vie pour Tourguéniev

«La Russie peut se passer de nous mais aucun de nous ne peut vivre sans elle. Malheur à celui qui pense le contraire, et malheur plus grand encore à celui qui vit en dehors de la Russie… »

Ivan Tourguéniev, Roudine (1856)

 

Sur une petite colline, loin de l’agitation de la Départementale 113, cachée derrière la frondaison de frênes centenaires, se dresse la datcha de Tourgueniev à Bougival, petite commune résidentielle à l’ouest de Paris. Il y a un siècle et demi, l’écrivain qui résidait déjà à Bougival, dans une importante demeure nommée La Garenne, a acquis la propriété de ce terrain et y a fait construire sa datcha près d’une villa Directoire, le bâtiment principal. On ne peut imaginer endroit plus russe dans toute l’Île-de-France, la personnalité et l’âme de Tourgueniev y imprègnent le lieu.
Knigi a eu la chance de parcourir les pièces et les couloirs de la maison et du musée créé en 1983 en compagnie de son chaleureux propriétaire, M. Alexandre Yakovlevitch Zviguilsky. Ce lieu doit tout à sa passion, il y a consacré sa vie.

Né en 1932 dans le XVIe arrondissement de Paris, Alexandre Zviguilsky est l’enfant unique d’une famille d’émigrés russes blancs, Yakov et Fanny Zviguilsky qui se sont rencontrés en 1929 au bal de la Croix-Rouge à Paris.
Fanny Kroll, née à Vitebsk (Biélorussie) est la fille d’un riche marchand de Moscou. Après la révolution d’Octobre, le magasin est réquisitionné par le propre frère trotskyste de Fanny. La famille est contrainte à l’exil. Un exil qui les conduira à Paris après un séjour en Allemagne.

Yakov Zviguilsky était originaire de Kichinev (Chișinău), aujourd’hui capitale de la République moldave. Né russe, il était alors citoyen roumain, la ville ayant été cédée au Royaume de Roumanie. C’est, d’ailleurs ici, à Kichinev, capitale de la de Bessarabie que Pouchkine, condamné à l’exil, se liera d’amitié avec les décembristes moldaves pendant son séjour de 1820 à 1823. La vie y étant très dure, Yakov Zviguilsky, le père d’Alexandre, décide d’émigrer et voyage jusqu’à Liège en Belgique. Il y suit des cours d’économie qu’il finance en travaillant comme mineur. Ensuite, c’est le départ pour Paris.

Au bal de la Croix-Rouge pas loin de la Place de l’Étoile, Fanny versait du thé et offrait des gâteaux aux invités. Yakov était parmi eux et il invita Fanny à danser.

Alors quelle est la nationalité d’Alexandre Zviguilsky ? Il est bien français. Nul doute cependant qu’il soit russe dans son âme et son caractère et il a toute la légitimité, ô combien, de figurer, d’inaugurer la rubrique « Russes en France » de Knigi. Lui-même se revendique cosmopolite comme Tourgueniev. C’est un homme de paix, un homme de culture, un humaniste. La littérature qu’elle soit russe, française ou espagnole est sa patrie. La littérature, lieu d’échanges, de comparaisons et de confrontations pacifiques, loin des aléas politiques, des clichés, de la russophobie qu’Alexandre a dû subir directement et qui le mettent en colère. Ligne de vie qui l’a mené jusqu’à Bougival, cette maison, ce musée qui lui doit tout.

Alexandre Zviguilsky a soutenu une thèse de doctorat en Littérature comparée à La Sorbonne à Paris, dont le thème était la présence de l’Espagne en Russie au XIXe siècle. C’est envoyé par son professeur pour un travail sur « Tourguéniev et l’Espagne » qu’il se rendit pour la première fois à Bougival, en 1956. C’est l’actrice Gaby Morlay qui occupait alors les lieux.

Persuadé dès sa première visite que rien n’est fait pour honorer la mémoire de Tourguéniev – une plaque commémorative serait un minimum –, Alexandre Zviguilsky mène vingt ans plus tard un combat bien plus âpre lorsque la propriété est mise aux enchères, suite à l’endettement de son propriétaire du moment.
La villa et la datcha étaient promises à la destruction suite à l’acquisition par la Mairie de la Celle-Saint-Cloud qui y voyait l’occasion de juteux profits, et se moquait bien de savoir que les lieux avaient été la résidence et la propriété d’un grand écrivain russe. Indigné, Alexandre Zviguilsky s’adresse alors directement au ministre de la Culture au nom de l’Association des Amis d’Ivan Tourgueniev, Pauline Viardot et Maria Malibran qu’il avait créée un an auparavant, en 1977.
Le ministre lui répond et lui conseille de contacter M. Jean-Claude Menou, Directeur régional des affaires culturelles d’Île-de-France. Rencontre décisive, signe du destin, M. Menou permettra le sauvetage de la datcha ! «  Je suis tombé sur un homme extraordinaire », raconte Alexandre Zviguilsky. « Retenez ce nom, Jean-Claude Menou ! » insiste-t-il. « Il habitait dans l’un des appartements des Ministres au Château de Versailles. Dans l’une des pièces de cet appartement se trouvait cette table ! » continue-t-il en frappant de la main ce qui fut l’une des tables de Tourguéniev et autour de laquelle nous avions pris place pour cet entretien.

Le Musée possède des meubles et objets de valeur « historique ». Le piano qui se trouve dans le salon de musique est celui sur lequel jouaient Klara Schumann et Brahms, un médaillon, gravé aux initiales de l’écrivain, offert par Tourgueniev à Pauline Viardot, le texte manuscrit Un incendie en mer, écrit par Pauline sous la dictée de l’écrivain gravement malade qui ne pouvait plus quitter le lit.

Alexander Yakovlevich est intarissable sur les nombreux épisodes et anecdotes qui jalonnent la vie de Tourgueniev en France, en Allemagne et en Russie, et particulièrement sur ses amitiés littéraires : Mérimée, Flaubert et Maupassant, leur coopération étroite en matière de création littéraire, la traduction en russe des Trois contes de Flaubert effectuée par Tourgueniev, les péripéties de sa vie privée aux Frênes qui ont servi de sujet à certaines de leurs œuvres, notamment dans Fort comme la mort de Maupassant. Et, bien entendu, M. Zviguilsky parle des dernières œuvres de l’écrivain – son roman Terres vierges écrit à Bougival, certains de ses fameux poèmes en prose et Le Chant de l’amour triomphant.

A propos de l’avenir du Musée, Alexandre Yakovlevich se montre optimiste et même enthousiaste. Il voudrait aménager au dernier étage un mini-musée en l’honneur de Flaubert. Il aimerait également reconstituer à l’identique, dans la villa Viardot, la chambre d’Alexei Nezhdanov, personnage principal du roman Terres vierges. Il aimerait aussi trouver un lieu à Bougival pour y organiser des expositions temporaires pour lesquelles le Musée ne dispose pas de la place nécessaire. La Villa Viardot, ancienne propriété de Tourguéniev, s’y prête admirablement. Du reste, le bail emphytéotique de 50 ans (1982-2032) accordé par le propriétaire du domaine à l’Association des Amis d’Ivan Tourguéniev inclut les deux maisons et le parc.

Alexandre Zviguilsky nous confirme la bonne nouvelle annoncée officiellement il y a quelque temps : la maison principale du domaine, la Villa Viardot, fait partie des 250 monuments prioritaires du Plan de sauvegarde de Stéphane Bern, nommé par le Président de la République à la tête de cette mission. Knigi s’en réjouit et félicite toute l’équipe du Musée.

Quand vous quittez Alexandre, vous avez l’impression de laisser un homme venu directement du XIXe siècle pour nous conter la vie des contemporains du lieu. Comment pourrait-il rendre tout cela aussi vivant sinon ? Lecteurs, allez visiter le musée, vous y ferez un véritable voyage dans le temps en compagnie de Tourguéniev.

Natalia Osina


M. Alexandre Zviguilsky nous parle de ses parents, de ses études et de sa passion pour la littérature. Premier volet de l’entretien qu’il a accordé à Knigi.

Nous remercions vivement M. Alexandre Zviguilsky, biographe, chercheur, écrivain et président de l’Association des Amis d’Ivan Tourguéniev, Pauline Viardot et Maria Malibran et conservateur du musée consacré à l’écrivain à Bougival. Il nous a gentiment accueillis au sein du musée et nous a accordé du temps afin de partager avec nous et les lecteurs de Knigi, son histoire et sa passion de la littérature russe.

***

Bibliographie

1. Vassili Botkine, Lettres sur l’Espagne. Texte traduit du russe , préfacé, annoté et illustré par Alexandre Zviguilsky, Paris, Centre de recherches hispaniques, 1969, 348 p. (collection « Thèses, mémoires et travaux »). Thèse complémentaire de doctorat d’Etat
2. Alexandre Herzen, Lettres inédites à sa fille Olga. Introduction et notes par Alexandre Zviguilsky, Paris, Librairie des Cinq Continents, 1970, 91 p.
3. Ivan Tourguénev, Nouvelle correspondance inédite, tome I (lettres à Pauline, Claudie et Marianne Viardot, à la princesse Troubetskoï, réponses de Pauline Viardot à Tourguéniev, gauloiseries de la steppe. Textes recueillis, annotés et précédés d’une introduction par Alexandre Zviguilsky, Paris, Librairie des Cinq Continents, 1971, 400 p. + tableau généalogique de la famille Garcia-Malibran-Viardot par André Le Cesne.
4. Id., tome 2 (lettres à et de Louis Viardot et à d’autres correspondants, bibliographie), 1972, 169 p.
5. Ivan Tourguénev, Lettres inédites à Pauline Viardot et à sa famille, publiées et annotées par Henri Granjard et Alexandre Zviguilsky, Lausanne, Editions L’Age d’Homme, 1972, 353 p.
6. Alexandre Zviguilsky, Russie et Espagne. Etudes sur leurs relations politiques et culturelles (1801-1861), thèse principale pour le doctorat d’Etat présentée à l’Université de Nice, 1975, 2 volumes dactylographiés, 423 p. + 417 р.
7. В.П.Боткин, Письма об Испании, Издание подготовили Б.Ф,Егоров и А.Звигильский, Ленинград, Издательство « Наука », 1976, 344 стр. (Литературные памятники)
8. Cahiers Ivan Tourguéniev, Pauline Viardot, Maria Malibran, dir. Alexandre Zviguilsky, Paris, Association des Amis d’Ivan Tourguéniev, Pauline Viardot et Maria
Malibran, 1977-2016, 31 numéros, 5851 p.
9. Gustave Flaubert-Ivan Tourguéniev, Correspondance, texte édité, préfacé et annoté par Alexandre Zviguilsky, Paris, Flammarion, 1989, 2e édition, 1996, 363 p.
10. Ivan Tourguéniev, Monsieur François, Les nôtres m’ont envoyé, L’exécution de Troppmann, Un incendie en mer, Une fin. Préface d’Alexandre Zviguilsky, Paris, Stock, 1990 , 165 p. (Bibliothèque cosmopolite)
11.Ivan Tourguéniev, Senilia, Poèmes en prose. Traduction du russe de Charles Salomon, revue et présentée par Alexandre Zviguilsky, Paris, Orphée-La Différence, 1990, 192 p.
12. Александр Звигильский, Иван Тургенев и Франция. Сборник статей. Перевод сфранцузского, Москва, Русский путь, 2008, 336 стр. (Тургеневские чтения. вып.3)
13. Alexandre Zviguilsky, Correspondance Ivan Tourguéniev-Louis Viardot. Sous le sceau de la fraternité. Texte édité, préfacé et annoté par Alexandre Zviguilsky, Paris, Hermann Editeurs, 2010, 358 p.
14. Pauline Viardot, Cent ans après, sous la direction d’Alexandre Zviguilsky, Paris, L’Harmattan, 2018, 295 p.

 

3 commentaires

  • Laurent MARTIN dit :

    L’interview et l’article sur Mr Zviguilsky sont très intéressants et émouvants. Son action pour Pauline Viardot (que je joue et enregistre) est extrêmement utile. Merci à Knigi pour ces belles découvertes.

  • Laurent MARTIN dit :

    Comme tout ce que je lis sur Knigi, c’est très intéressant. BRAVO et merci!
    Petit détail, pour illustrer la correspondance Tourgueniev-Flaubert, vous montrez celle de T. et George Sand!

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