Publié le 2 avril 2018

Visite d’un gouffre

Alekseï Pisemski nous invite à visiter un « gouffre » – le mot est de lui – d’ici-bas, très bas, où la faune humaine surenchérit de coups les plus retors, où chacun affronte l’autre pour gagner le droit de revendiquer la condition du plus infâme d’entre tous. Concupiscence et cupidité sont les deux mamelles auxquelles s’abreuvent, goinfres et sales, les personnages qui jouent de manière perverse avec la vie de cette pauvre Anna Pavlovna.

Elle est une martyr. C’est elle qui porte tous les péchés du monde et qui va les racheter par sa mort. Elle n’est pour les autres qu’objet de désir, jamais sujet. Ses « signes de mauvaise santé physique » sont les stigmates du grand mal qui anime cette noblesse de province. Saveli, le seul être qui l’aime vraiment, l’aimera comme on aime une sainte. L’auteur en fait le portrait de l’homme idéal, l’homme simple, pauvre mais noble qui n’a pas été corrompu par la société locale qu’il ne fréquente pas. Pavlovna et Saveli, deux anges tombés sur terre.
« Malgré sa pauvreté et son manque d’instruction, il était absolument honnête, bon et très intelligent. Il ne se plaignait jamais de son sort et ne se permettait, comme le faisaient d’autres nobles désargentés, de demander de l’aide aux riches. Il labourait sa terre infatigablement, avec l’aide d’un serf, ce qui lui permettait de manger. (…). A l’âge de douze ans, il avait perdu père et mère (…). ». Ce jeune idéaliste, désespéré, partira s’engager dans l’armée du Caucase.

Tout autre est Eltchaninov exact négatif de Saveli, son « ami ». D’ailleurs, tous les personnages sont affublés d’un double, d’une doublure, qui parfois leur sert de caution, de masque dont ils s’affublent pour cacher leur trop évidente duplicité ou encore qui servent à effectuer les basses besognes ou enfin dont la noblesse d’âme ou de cœur, la franchise permettent de souligner la bassesse et l’ignominie du personnage principal. Le mal ne dialogue pas avec le bien, il en prend les traits, il le singe, même si parfois l’ange perce la carapace de la bête et la terrasse.

« L’air malade et triste de Manovskaia qui l’avait étonné lors de leur première rencontre s’effaça complètement de son esprit. Il ne rêvait et ne songeait qu’à lui et à ses plaisirs futurs ». Ainsi pense cet Eltchaninov l’amant venu, croit-on, espère-t-on, pour la sauver d’un mari violent, frustré par la ruine du père d’Anna. Il ne l’avait épousée que pour son héritage. Mais, Anna Pavlovna « avait commencé à perdre irrémédiablement tout charme à ses yeux ». « Depuis quelque temps, presque toutes les femmes lui paraissaient plus jolies que son Anna Pavlovna ». Eltchaninov est la quintessence de la lâcheté, de l’inconsistance et de l’irresponsabilité dont semble pourvus, à concentration moindre, presque tous les autres personnages. Et pourtant, il est le seul qui va s’en sortir à peu de frais, le seul qui aura assouvi ses désirs – grâce à sa jeunesse ? -, le seul qui ne paiera pas une lourde facture, même si à la fin du roman, on dit de lui qu’il « s’est fait écrivaillon, on dit qu’il écrit… Mais dans des conditions difficiles ». Rien de nouveau pour lui qui était endetté, sans ressource, sans but aucun ni activité, seulement préoccupé de lui-même.

On comprend que ce roman fut interdit et qu’il dut attendre plus de dix avant de paraître. Pisemski décrit sans ambiguïté, ni sous-entendus, un monde voué à ses démons et où la femme, même noble, si elle est désargentée, est considérée comme inférieure au moujik ; le servage existe encore en Russie quand Pisemski écrit son roman.
Et les serfs ne sont pas ceux que l’on croit. « Une femme l’avait-elle aimé ne serait-ce qu’une fois ? Tout avait été loué ou acheté. Il était à présent un vieux célibataire de près de soixante ans. Il allait peut-être bientôt mourir… Mourir ! Comme cela était terrible ! Oui, il sentait bien que ses forces diminuaient d’heure en heure, et que faisait-il ? Il faisait la cour à une femme et voulait en séduire une autre ». Ainsi pense le comte, le personnage le plus haut placé, le plus « respectable » de cette histoire.

Même si on meurt de déshonneur, même si le remords frappe lourdement et vous laisse hémiplégique, même si la honte vous accable à l’instar du désir sexuel malgré le grand âge, il semble que la justice ne soit pas de ce monde. D’ailleurs, le droit n’est là que pour servir le plus puissant. Il y a toujours plus faible à duper, plus fort qui vous dupera. Seuls l’intrigue et le complots semblent mouvoir la boue humaine. Quand on n’a que l’oisiveté pour occuper son temps, ses mains et son esprit… L’oisiveté, la mère de tous les péchés pour Pisemski.
 
Le Destin d’Anna Pavlovna est un roman d’un grand intérêt et il mérite cette traduction récente. Le sens du récit et du romanesque et sa capacité à poser des personnages en quelques traits ou quelques répliques, entre autres qualités, imposent que l’on range Pisemski  ailleurs qu’au rayon des auteurs mineurs.

Philippe Menestret

 

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