Faute d’amour à l’épreuve du Sacrifice
Un simple ruban de signalisation rouge et blanc et une corde. À partir de ces deux bouts de ficelle, j’ai déroulé la pelote de l’interprétation et surtout de la comparaison entre le film de Zviaguintsev et celui de Tarkovski. Cet article comprendra plusieurs livraisons. Je l’ai découpé en chapitres.
Faute d’amour est une variation du Sacrifice. Faute d’amour a pour sujet le sacrifice, en l’absence de Dieu et de ses messagers. Faute d’amour, c’est Le Sacrifice en l’absence d’espérance. Faute d’amour, c’est le négatif du Sacrifice. Faute d’amour, c’est le Sacrifice faute d’amour. Faute d’amour, c’est presque un sacrilège, un blasphème à l’encontre du Sacrifice. Une renonciation. Faute d’amour, c’est un le cercle infernal, l’impasse dans laquelle nous mène notre incapacité à aimer, l’individu fait dieu, l’autolâtrie. l’égocentrisme. Non ! A-t-on envie de s’exclamer. Non car Faute d’amour, dialogue avec le Sacrifice, il nous engage à aller y chercher le salut.
Chapitre 1 : Ange, y es-tu ? Ange, m’entends-tu ?
L’enfant de Faute d’amour peut toujours lancer son ruban vers le ciel, il ne tombe ni ne s’élève. Aliocha, l’enfant peine à le voir ce ruban, ce lasso avec lequel il espérait attraper – quoi ? – et qui s’est emmêlé dans les branches, aveuglé qu’il est par le froid soleil d’hiver, juché sur cet arbre nu qui semble mort. Un ruban de balisage, de signalisation rouge et blanc, ruban de chantier, qui est sensé délimiter une zone dangereuse, qui est donc prévu pour protéger. Ce ruban rouge et blanc, à terre, enfoui, déchiré, comme le symbole de l’enfant livré à lui-même et à tous les dangers. Il traverse seul ce bois abandonné que les immeubles jouxtent comme une menace, dont la survie ne semble dû qu’à un oubli, où l’on ne croise qu’une ombre d’homme qui promène son chien-loup. Dans Leviathan, Zviaguintsev filme une nature où prime le minéral, où la présence du végétal est réduit à quelques mousses accrochées aux rochers et à des épaves de bateaux de bois envasés sur le rivage. Faute d’amour expose une vision très proche dans les premiers plans fixes : une nature froide et dépecée, d’où la vie s’est enfuie presque complètement. Même si ces photographies ne sont pas sans beauté, on visite un royaume sur lequel règnent mort et désolation, et on se perd à essayer de comprendre qui, de la nature ou de l’homme, a abandonné l’autre. La zone est de plus en plus proche mais pas un seul Stalker pour nous y guider.
Cependant, le début du film évoque plutôt le Sacrifice de Tarkovski, il dialogue avec lui, même si la parole est absente au début de Faute d’amour. Tarkovski célèbre la vie dans les premiers plans du Sacrifice ; le générique se déroule avec en fonds un détail du tableau de l’Adoration des mages de Leonard de Vinci. On y voit l’un des mages agenouillé faisant son offrande à l’enfant Jésus qui y tend la main. Puis, la caméra bouge et s’arrête sur l’arbre couvert de feuilles qui domine toute la scène évoquée par la peinture. Et pourtant, l’arbuste de Tarkovski qu’Alexandre – le père – et le fils viennent de planter paraît bien malingre et chétif en comparaison avec cet arbre massif de Zvyaguintsev, dans lequel un enfant peut se tenir debout. Mais, voilà, le père et le fils, infant, petit, et frêle le plantent ensemble. Le petit garçon entre dans le plan avec une corde enroulée autour du bras. Le père parle, il explique que si l’homme se donnait à un rite quotidien peut-être que le monde serait changé. Alors, on a envie de se rire de lui quand il dit n’avoir aucun rapport avec Dieu en réponse à la question du facteur qui lui apporte un télégramme d’amis à l’occasion de son anniversaire. Le facteur, le messager, l’ange tourne autour du père, le harcèle presque et étonne Alexandre avec les questions qu’il lui pose, qu’il se pose, les questions qui sont peut-être enfouies au fond d’Alexandre, le père, et qu’il n’osait plus se poser ou qu’il avait oubliées. Et, pendant ce temps, le petit garçon comme s’il avait lui déjà compris à qui il avait affaire, prépare son « coup » alors que le facteur, accablé par les questionnements s’est laissé tomber à terre à côté de son vélo. L’infant a déjà compris et il veut retenir l’ange, lui dire qu’il sait qui il est, en accrochant le vélo du messager à une branche avec son lasso. « Viens m’aider, mon garçon », dit le père au garçon, les premiers mots du film. L’enfant a compris de quelle aide le père a besoin, il a démêlé les interrogations du père et lui dit de regarder vers Dieu et de garder auprès de lui, d’écouter l’ange qu’il vient de lui envoyer. « Les innocents ne savaient pas que la chose était impossible, alors, ils l’ont faite ! » Et l’ange de mimer une fausse colère. Il répond par le jeu au jeu de l’enfant. Et, tous les trois de rire, d’éteindre dans le rire la gravité des propos tenus. Le père, le fils et l’ange, l’envoyé de l’esprit saint en plein embrassement, en pleine joie, fêtant la vie.
Aliocha, lui, est seul. Il ne joue pas avec les anges qui ne sont ni sur terre, ni au ciel. Son père ? Quel père ? Un père qui l’a abandonné pour ainsi dire. A aucun moment dans le film, une scène où père et fils sont ensemble… sauf à la morgue. Ni parole, ni attention. Pour la mère, l’enfant n’est qu’un boulet, l’objet de ses ressentiments, un souffre-douleur qu’elle n’ a de cesse d’humilier et qui ne l’aide même pas à la soigner de ses frustrations Il est le miroir qui lui révèle ses infirmités, qui lui assène en silence toute la vérité : elle est incapable d’amour. Mère, si l’on peut dire, plutôt victime d’un avortement… qui a avorté. Enfant qu’elle aurait voulu étouffer en elle. Se faire « faiseuse d’ange », comme on appelait jadis les femmes qui pratiquaient l’avortement clandestinement. « Je crois bien que mon fils me hait. Son père tout craché. Il se met même à sentir comme lui », dit-elle à la coiffeuse de l’Institut de beauté où elle travaille comme « manager ». On est très loin de l’esprit sain. Très loin de l’esprit. C’est le corps qui répugne, qui dégoûte car elle n’est que corps, que plastique sans âme. Où pourrait-elle voir l’esprit si elle ne le voit en elle en premier lieu ? « Tu voulais garder un petit ange toute ta vie ? » réplique la coiffeuse. « Un ange c’est vite dit… Avec des épines. Il m’a déchirée à la naissance. » Le Christ qui porte la couronne d’épines avant de naître, déjà crucifié avant de naître.
Philippe Menestret
(À suivre)