Publié le 6 mars 2018

Une nouvelle légende européenne

Telluria, Vladimir Sorokine

C’est un voyage halluciné dans l’Europe des légendes, des grands mythes, une Europe que les grandes fictions ont bâtie, une chevauchée à travers une Europe qui n’existerait que dans les épopées, une plongée au cœur de ses chimères auxquelles l’Europe a cru, voilà – excusez du peu – à quoi nous convie Vladimir Sorokine. A tel point que l’on peut se demander de quelle époque il parle finalement. Est-ce hier, aujourd’hui ou bien demain qu’il nous conte ? Ce sont les trois à la fois. Une uchronie d’un nouveau genre où le passé cohabite avec le futur, où le futur réécrit le présent, etc. On laissera au lecteur le plaisir d’imaginer toutes les combinaisons possibles.

Son livre est donc d’abord un immense hommage à la puissance de la fiction. Sorokine s’attaque à tous les genres, à tous les styles : poésie, récit, légende, prière, manifeste politique, vrai-fausse notice Wikipédia, publireportage, théâtre, nouvelle, journal intime, etc. L’argot, le langage populaire, la discussion philosophique, le slogan politique, la plainte, le délire hallucinatoire, etc. Tout ce qui est Verbe est Mien, nous dit Sorokine.

Et aussi contradictoire, aussi étrange que cela puisse paraître, ce livre fait de morceaux épars, d’instantanés, ce roman éclaté en cinquante morceaux comme inachevés – parce qu’inachevables comme l’Histoire – refonde une Europe unie qui s’étend du Tchoukotka au Munster, une Europe unifiée grâce à quelques clous magiques que d’habiles charpentiers enfoncent dans le crâne des adeptes du tellure. Des clous, des charpentiers, le Christ et le christianisme ne sont pas loin. Ce crucifiement n’est pas loin de la Crucifixion, qui permet de ressusciter les morts, de faire l’expérience de ses rêves les plus fous. L’Europe réunie autour d’un christianisme dégénéré, dans le désir d’une nouvelle hallucination collective semble dire Sorokine.

Dieu, le grand dealer du tellure est un français Jean-François Trocard et son Olympe est l’Altaï. Trocard, un nom prédestiné : c’est un instrument chirurgical qui peut servir à la lobotomie. On est donc libre de se lancer dans les interprétations les plus variées, les plus contradictoires. Il n’empêche que la satire est ici évidente. Le récit qui concerne le grand Manitou du nouvel opium du peuple est peut-être le seul qui ait un début et une fin, une vraie durée. On suit Trocard du lever au coucher. Une journée de Jean-Fançois Trocard, Maître du monde. Un Zarathoustra dilettante, un hyper-technocrate dandy et sportif qui règne sur un peuple archaïque, un esthète qui règle les affaires courantes en un claquement de doigt et finit sa journée par un peu de cocaïne et une partie de jambes en l’air avec deux êtres mi-femme mi-bête.

Ce n’est finalement que du publireportage politique un peu amélioré à la manière de Paris-Match. Du reportage people d’avant-garde !
Une vie réglée comme du papier à musique, sans temps mort, sans temps perdu. Un palais tout là-haut où tout n’est que luxe, calme et volupté qui tranche avec les quarante-neuf autres situations où règnent la misère sous toutes les formes, le doute, le bruit, la violence, les frictions humaines, que seul le tellure peut apaiser ou faire oublier, parfois au risque de la mort.

Sorokine, c’est Jérôme Bosch, Telluria son Jardin des délices où le Paradis occupe toujours la partie centrale mais semble bien moins peuplé que dans le triptyque du peintre néerlandais.

Telluria c’est une nouvelle légende arthurienne à laquelle auraient contribué Swift et Rabelais, et bien d’autres. On pourrait imaginer que d’autres auteurs contemporains, écrivains de France, d’Allemagne, d’Espagne ou d’ailleurs, s’emparent des contes inachevés de Sorokine et poursuivent la narration, la réinvente, imagine l’avant. Il y a la belle et riche matière à créer une nouvelle légende européenne. Une invitation à réinventer l’Europe, à lui donner un nouveau souffle, elle qui semble en être à bout.

Peu de romans peuvent prétendre à une telle force. Sorokine parvient à donner un souffle épique à un genre, le fragment, qui ne s’y prête guère normalement. C’est un texte immense, presque infini parce que Sorokine ne semble pas connaître de limites. Tout du moins, il refuse de s’en donner. On prend le pari que ce livre fera date dans l’histoire de la littérature européenne.

Philippe Menestret

 

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