Publié le 23 février 2018

Saint-Pétersbourg

Lieux du livre : les lieux où l’on célèbre les livres, les lieux dans les livres

Saint-Pétersbourg : rêve et cauchemar

J’ai rêvé Saint-Pétersbourg sans la connaître. Les Nuits blanches et La Perspective Nevski.Saint-Pétersbourg était toute entière dans ces deux récits et même réduite à leur titre. La Perspective Nevski et les nuits blanches : n’était-ce pas la littérature qui inventait les clichés ? Gogol et Dostoïevski avaient créé, bâti Saint-Pétersbourg. Pierre Le Grand n’y était pour rien.

J’avais 16 ans et j’étais seul, timide et rêveur comme l’amoureux de Nastenka. J’étais incapable de faire la distinction entre l’auteur et le narrateur, Dostoïevski devint un frère. J’avais seize ans, et Dostoïevski me donnait ma première leçon sur l’amour. Mais, je la comprenais de travers. Je fis de l’amour le fils du désespoir. Les histoires d’amour ne finissent pas mal. Elles n’ont pas de commencement. L’amour est une douleur qu’il faut nourrir. Un absolu que l’on peut approcher, toucher du doigt même. Mais, on ne peut s’en saisir. Et ce n’est pas le jeune peintre Piskariov, le héros malheureux, suicidé de Gogol qui viendrait me démentir, même s’il me mettait en garde contre une trop grande propension au rêve – qui tourne vite au cauchemar. La vie n’était qu’un mensonge, tous les individus étaient fourbes et travestis. Regardez tous ces imposteurs qui arpentent la grande avenue ! Gogol était assez démonstratif !

Mais, on ne sait pas lire quand on a seize ans, ou plutôt on est incapable de relier la fiction avec la réalité. Tout se mélange, tout se dilue. Piskariov devint l’amoureux de Nastenka. Ils se promenaient dans le brouillard s’élevant de la Neva le long de la Perspective vide de gens. Saint-Pétersbourg disparut dans la brume. Saint-Pétersbourg devint un rêve enfoui, une fiction dont j’oubliais presque complètement les fictions.
Cependant, j’étais entré en littérature par la Fontanka et cela ne s’oubliait pas. J’avais été déniaisé par Nastenka, la jeune prostituée et Mme Schiller. Il m’en fallait bien trois et ce n’était pas encore remède suffisant à ma niaiserie !
Pourtant, je gardai « le cœur bien longtemps jeune ! »1. Malgré les affres de la vie, même quand « les murs et le plancher étaient ternes, et des toiles d’araignées ! il y en avait plus que jamais. », malgré les grands coups de balai. Parce que l’araignée, je l’aurai toujours au plafond. Cette folie qui vous empêche de vous résigner, cette liqueur sucrée et amère qui transforme vos rêves en cauchemars et vos cauchemars en rêves.

Y aller ! C’était rompre le rêve, c’était peut-être abolir la fiction, remettre à sa place la littérature. J’y allais pourtant. Mais amoureux déjà. Et ainsi, m’empêcher d’être le dupe de la Perspective Nevski, m’éviter de prendre les fleurs de macadam pour des lys.

Je logeais à deux pas du quartier « Dostoïevski ». Quelques minutes à pied, et je m’engouffrais dans la cour de l’immeuble où Raskolnikov vint commettre son crime. Une cour délabrée, des murs délavés, à quelques pas des palais rutilants.

Je découvris que Dostoïevski et Gogol n’avaient pas menti. Le rêve côtoyait le cauchemar. La Perspective Nevski était une artère commerciale, touristique comme il en existe dans toutes les capitales européennes, où la pacotille côtoie le luxe ou le vulgaire en remontre à l’art, où les serveuses et serveurs de café sont aussi désagréables qu’à Paris ! Pour l’anecdote, une serveuse à qui nous demandions l’entrée de l’Épicerie Elisseïev, nous répondit « Je ne sais pas, ce n’est pas moi qui aie construit l’immeuble ! ». Et ce n’est qu’un exemple.


C’est certainement pour fuir cette trivialité contemporaine que nous nous réfugiâmes au restaurant Gogol. Un lieu faux, sans aucun doute. Mais peut-on imaginer que le nom Gogol puisse servir de piège à un touriste postmoderne ? Les plats russes traditionnels y sont très bons. On paie assez cher pour profiter d’un salon aménagé dans le style du siècle de l’auteur des Âmes mortes où s’insinuent les notes assourdies d’un vrai piano. On apprécie la discrétion, la retenue et la timidité de la serveuse habillée comme on imagine qu’elle devait l’être au XIXe siècle. On peut même manger en tête-à-tête dans un salon privé, dissimulé derrière d’épaisses tentures. Tout y est suranné, et c’est ce qu’on est venu chercher. L’âme du grand siècle de la littérature. On est heureux, on s’y attarde. On y resterait bien toute la nuit, toute la vie.

Dostoïevski en son musée. Sa dernière demeure. Ma dernière visite à Saint-Pétersbourg. Une entrée en sous-sol. Une très belle salle aux murs noirs où s’exposent manuscrits, éditions originales, lettres, etc. Peu de monde. Un regard à gauche , un autre à droite. Et, je me prends en photo dans le miroir du couloir. Le miroir où Dostoïevski aura ajusté son col de chemise. On se sera croisé ! Vanité quand tu nous tiens…

Le dernier soir. Je remonte la Perspective Nevsky depuis la Gare de Moscou. Le soleil couchant, énorme, rasant, plein axe. Impossible de regarder devant soi sans verres teintés. La foule des grands soirs, on ne voit pas à deux pas, j’avance presque aveugle dans la poussière que la lumière rouge rend visible. Je suis un fantôme parmi d’autres fantômes.

Philippe Menestret

***

1 – Début des Nuits blanches : La nuit était merveilleuse — une de ces nuits comme notre jeunesse seule en connut, cher lecteur. Un firmament si étoilé, si calme, qu’en le regardant on se demandait involontairement : Peut-il vraiment exister des méchants sous un si beau ciel ? — et cette pensée est encore une pensée de jeunesse, cher lecteur, de la plus naïve jeunesse. Mais puissiez-vous avoir le cœur bien longtemps jeune !

Vidéo

Lors des journées du Livre russe en 2014.
Le son n’est pas très bon mais avec un peu d’attention c’est écoutable. Et, surtout, les propos échangés sont très intéressants.

 

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