Publié le 4 juin 2018

« Tu es un homme dangereux »

Sur Voleur, espion et assassin, Iouri Bouïda, traduction  de Sophie Benech, Gallimard, 2018

Bouïda naît un an après la mort de Staline et son autobiographie romanesque débute quand il est enfant alors qu’ « On sortait Staline des wagons par paquets, (…) on le jetait dans le broyeur rugissant. » Il décrit ici une anecdote du travail de son père, directeur d’une fabrique de papier qui doit recycler 240 tonnes d’œuvres de Staline dont personne ne sait plus que faire.
Quand on vit dans une petite ville de la région de Kaliningrad, même dans une famille privilégiée, on rencontre la souffrance quotidienne des plus pauvres et des moins bien lotis. C’est la littérature et l’écriture, mais aussi quelques femmes, qui le sauveront de ce vertige de la misère, et certainement avant tout son origine sociale. Sa rencontre avec la littérature, la conscience de son intelligence, son ambition atavique le mèneront à prendre des responsabilités au sein de la direction régionale du Parti communiste après avoir été, très jeune, rédacteur en chef d’un journal local. Tout cela dans un seul but : devenir écrivain et être publié.

Policier, médecin ou journaliste sont des professions qui exposent à la misère humaine, et on aimerait se dire que, si le tableau de l’Union soviétique de l’après Staline que nous peint Bouïda est aussi sombre, c’est parce que l’écrivain a passé trop de temps sous la lumière noire. « La mémoire de n’importe quel journaliste de la presse régionale est remplie à ras bord de ténèbres. Peut-être est-ce pour cette raison que tous, ou presque, buvaient comme des trous… » On ne sort pas indemne de cette obsession qui pousse à aller voir la vie de trop près. L’expérience de Bouïda lui a fait dépasser le point de non retour ; et le déjà pessimiste lecteur qui avance dans ces pages, découvre, malgré lui, qu’il avait encore quelque illusion à révoquer.
« L’habitude du mal est agréable : les hommes sont attirés par le mal parce que beaucoup ont l’impression qu’il rend plus fort ».
Alors, pour s’en sortir, parce que ces pages sont trop terribles, on se dit que Bouïda a le regard faussé, la plume mutilée par ce trop plein de noirceur. Mais, on a tous la vision déformée par notre expérience. J’enfonce des portes ouvertes. Comment ne pas le comprendre quand on a été confronté comme lui à la mort violente dès son plus jeune âge : il découvre une jeune femme assassinée dans les champs, vision terrible et fascinante de la beauté féminine accouplée à la mort.. Ou encore quand la jeune femme qui porte votre enfant meurt d’une pneumonie parce qu’il a fallu se rendre à pied à l’hôpital, les ambulances ne pouvant venir à votre secours faute d’essence. La scène de l’enterrement pourtant écrite sans aucun pathos – on pourrait même reprocher à Bouïda une certaine froideur bien qu’elle soit peut-être la face visible d’un esprit résigné à la fatalité -, nous plonge dans une tristesse proche de l’hébétude.

Anietchka, la première amoureuse de notre désespéré narrateur, vient aussi à notre rescousse : « Mais tu ne te rends pas compte à quel point tu es un homme dangereux. Tu t’aimes trop toi-même, et rien que toi-même. Tu vis comme s’il n’y avait que des cadavres autour de toi. » Il faudrait relire tout le livre à l’aune de ce jugement.

Oui, cette autobiographie – même s’il est écrit « roman » sur la couverture – est étouffante. Peut-être parce qu’il restait encore enfoui en nous un peu de cet espoir qui avait enflammé notre propre jeunesse. Bouïda enfonce le dernier clou du cercueil qu’on n’a pas osé vraiment faire descendre dans la fosse. Cependant, c’est bien autre chose que « cette fiction qui s’appelait le socialisme » qu’on recouvre de terre. Bien sûr, on est dans le pays du socialisme réel et « La vie dans une petite ville, dans un village ou à la campagne, est assez étriquée, les choix sont pauvres, et là où les gens n’avaient aucune issue, le pouvoir soviétique, ou plus exactement la vie soviétique, se montrait dans toute sa nudité, décoiffé, sans fard et sans miséricorde… ». Mais, remplacez pouvoir soviétique ou vie soviétique par « rêve américain » et vous trouverez un grand nombre de romans ou de films américains qui pourraient correspondre à la description de Bouïda, la pénurie en moins, peut-être. Ou pourrait aussi ranger les romans de Simenon dans le même rayon. Ici, comme partout ailleurs, il est préférable de ne pas être né misérable. Et Bouïda a eu cette chance-là.

La vie pour Bouïda est un long périple sur les flots du fleuve Styx. Cascades et rapides, un cours d’eau non navigable. Il s’agit d’apprendre à nager et de ne pas essayer de remonter le courant. Quelques femmes sur la berge vous tendent la main et vous aident à reprendre votre souffle, vous sauvent de la noyade. On rencontre des femmes très singulières dans ce roman, comme si le narrateur les attirait ; il ne peut leur cacher sa propre excentricité, et sa soif de vivre malgré tout, par-dessus tout.
Le génie de Bouïda parvient à nous faire appréhender la réalité de ce que fut la fiction socialiste dans une province très éloignée de Moscou durant la période qui va de Kroutchev à la Perestroïka. Réalité souvent effrayante, dantesque et on a du mal parfois à y croire. L’alcoolisme et la gabegie bureaucratique et systémique, entre autres maux, avaient gangrené toute la société.
Peut-être que si Bouïda est parvenu à s’en sorir, malgré sa sensibilité et ce qu’on appellera avec de grosses guillemets sa « compromission » avec le régime en place, c’est parce que la sentence de sa grand-mère qu’elle lui destina alors qu’il était adolescent a su faire écho en lui : « En mai 1970, alors qu’on célèbrait les vingt-cinq ans de la victoire et que tous les hommes de la ville étaient ivres morts, j’ai dit quelque chose de méprisant à propos de « ces héros », et grand-mère a fait la remarque suivante : « En Russie, on a toujours eu du respect pour les héros, mais ceux qu’on aime, ce sont les justes. Un héros, aujourd’hui, il accomplit un exploit, il sauve des camarades de la mort, il défend sa terre natale, mais quand il rentre à la maison, il bat sa femme et en plus, après, il vole, il ment, il commet des horreurs. Les héros, ce sont des gens d’une seule fois, le monde repose sur les justes, et pas sur les héros. »

De cette morale, Bouïda en a tiré une règle de vie. On croit à sa confession car il ne dissimule pas ses propres gouffres. Il a su, plus que d’autres, maîtrisé ses propres démons. Son roman est une leçon d’humanisme. L’être humain est décidément toujours ce qu’il reste à sauver.

Philippe Menestret

 

Un commentaire

  • Laurent MARTIN dit :

    Magnifique article sur Bouïda. Merci. J’en ai déjà lu, ce n’est pas de la littérature à l’eau de rose. Et très belle réflexion de la grand-mère « Ce ne sont pas des héros qu’on a besoin mais des justes ».

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