Publié le 27 mai 2018

Tolstoï, l’écrivain de la chair

Image tirée du film Anna Karénine de Alexandre Zarkhi, (URSS, 1967)

Notre deuxième leçon sur le « roman russe » est consacrée à l’un des géants du genre, Léon Tolstoï, le célèbre auteur des Récits de Sébastopol, de l’immense fresque historique et familiale Guerre et Paix (1863-1869), du roman « psychologique » par excellence Anna Karénine (1873-1877), de nouvelles, récits et essais que le « Titan de Iasnaïa Poliana », comme l’a appelé Nabokov dans le Don continua d’écrire jusqu’à son ultime « fuite » hors de la littérature, des arts et de la vie en 1910.

Écouter la conférence

Je dirai quelques mots d’abord sur le romanesque chez Tolstoï, puis nous verrons comment l’écrivain aborde la peinture « psychologique » des personnages de Guerre et Paix

En 1868, l’année même où Melchior de Vogué publie en France Le roman russe, Léon Tolstoï, publie « Quelques mots à propos du livre Guerre et paix », une notice explicative destinée aux lecteurs de l’œuvre qui a vu le jour dans la revue Le messager russe. Répondant aux critiques qui s’interrogent sur le genre de son « œuvre [sočinenie] », il écrit : « Qu’est-ce que Guerre et Paix ? Ce n’est pas un roman, c’est encore moins un poème, et encore moins une chronique historique. Guerre et paix est précisément ce que l’auteur a voulu et réussi à exprimer dans la forme que cela a pris. » Cette déclaration mérite que l’on s’y arrête, car il semble fort étonnant, d’une part, que Guerre et Paix puisse ne pas être un roman, mais encore, d’autre part, que l’on ait pu avoir l’idée d’identifier ce texte en prose de plus de mille deux cents pages comme étant un poème !

En réalité, Tolstoï fournit lui-même une explication, car il rappelle que « l’histoire de la littérature russe depuis Pouchkine non seulement fournit pléthore d’exemples d’œuvres qui se sont écartées des formes européennes mais encore n’en donne aucun d’une œuvre qui s’y fût pliée. » Effectivement, si l’on trouve, sous la plume de Pouchkine*, un « roman en vers » (Eugène Onéguine*), l’on découvre aussi, non sans étonnement, que les Âmes mortes* de Nikolaï Gogol*, œuvre en prose fondatrice pour la littérature russe, est selon l’auteur lui-même, un « poème ». Car les auteurs russes, lecteurs avides des fleurons littéraires occidentaux et désireux de créer une littérature « nationale », se formalisent peu avec les écoles, les genres et les règles formelles : dès le début du XIXe siècle, ils mélangent les styles et les genres et préfèrent créer du romanesque par l’entremise d’un rapport privilégié avec leurs lecteurs, un rapport souvent fondé sur l’ironie…

Mais si Tolstoï fait à son tour un clin d’œil à cette spécificité du genre en terrain russe, il profite aussi de sa notice pour souligner l’originalité de sa démarche, une démarche fondée sur une conception particulière de l’histoire et du rôle, dans l’histoire, des grands hommes. Le 3 janvier 1863, alors que l’écriture d’un roman sur le décembrisme*, bientôt métamorphosé en roman sur les origines du phénomène, sur 1812, avance bon train, Tolstoï écrit dans son journal : « Le genre épique seul s’impose à moi comme naturel. » Ce « genre » – au sens de filiation ici – épique est ce qui lie Guerre et Paix avec la veine historique du roman russe, celle dont l’impulsion avait été donnée par la Fille du capitaine de Pouchkine, qui avait mis en scène Pougatchev et sa révolte, mais c’est aussi ce qui donne à l’œuvre son envergure homérique.

Sur les champs de bataille comme dans les salles de bal, les personnages qui évoluent sur les pages de Guerre et Paix deviennent, sous la plume de Tolstoï, bien plus que des types : observés à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, ils acquièrent une épaisseur psychologique extrêmement convaincante grâce à la description minutieuse de la psyché humaine que le narrateur projette sur ses héros, et qui prend corps précisément dans l’écriture tolstoïenne.

Car Guerre et Paix est un roman de la chair, et, paradoxalement, c’est bien une chair exposée, sensuelle, mise à nu, qui porte la marque profonde de l’expérience existentielle dont les personnages tolstoïens sont faits dépositaires. Éloignés des lecteurs et comme étrangers à eux-mêmes, défamiliarisés, pour reprendre le nom de ce procédé que Boris Eikhenbaum a mis en lumière chez Tolstoï, les hommes et les femmes qui traversent l’épopée sont des caractères dont les plaisirs comme les souffrances viennent de la chair, que ce soit par l’entremise d’un trop grand abrutissement matériel ou la distance trop grande entre le corps et l’esprit.

Pierre Bezoukhov, qui veut connaître les motivations des hommes et trouver sa place dans le monde, rencontre, alors qu’il est fait prisonnier, un paysan qui, pour un temps du moins, mettra fin à toutes angoisses, Platon Karataïev. Porteur d’une sagesse terre-à-terre qui n’a ni commencement, ni fin, qui ne connaît pas la réflexion et le doute, et qui suit les lois de la nature, Platon est un modèle de russité qui incarne l’idéal de vie authentique vers lequel tend l’homme mondain épuisé par le divertissement. Cependant, tout en étant profondément charnel, rond et lisse, Karataïev est paradoxalement désincarné : trouvant son salut en lui-même, il n’a pas assez de profondeur pour être plus qu’un symbole de l’échec de la fusion avec la terre et le peuple.

Le prince André, contusionné sur le champ d’Austerlitz, adopte un nouveau point de vue sur la vie et les grands hommes et se libère de ses illusions. Mais ce n’est qu’après avoir rencontré Natacha Rostov, jeune fille dont la spontanéité naturelle n’a pas encore été entachée par le « vernis » de la mondanité, que le prince André respire enfin à pleins poumons. Alors qu’au bal, accoutumé des rituels mondains, il choisit Natacha presque par hasard, « dès qu’il eut étreint sa taille fine, ondulante, frémissante et qu’elle se mît à se mouvoir si près de lui et que son sourire se trouva si près de son visage, il fut grisé par ses charmes et la tête lui tourna : il se sentit soudain vivant, à nouveau jeune. »

Si le prince « revit » lorsqu’il étreint Natacha, c’est parce que Natacha est le souffle même de la vie : fine comme un roseau, obéissant à ses instincts plutôt qu’aux règles, alors même qu’elle « tentait d’adopter le port majestueux qui sied, selon elle, aux jeunes filles lors d’un bal », elle « sentit, pour son bonheur (c’est moi qui souligne), que la tête lui tournait d’excitation : elle ne voyait plus rien, son pouls atteignit les cent battements par minute, son cœur battait la chamade. » Son bonheur, elle le sent vibrer en elle, la parcourir toute entière, et, dénuée d’artifice, elle lui donne libre cours lorsqu’elle se lance, chez son oncle, dans une danse paysanne aux premières notes d’une chanson populaire : cette « petite comtesse », « fine, pleine de grâce, (…) élevée dans la soie et le velours » accède ainsi à la compréhension immédiate de ce qui est contenu dans « chaque homme russe ».

Pourtant, lorsque Lévine, dans Anna Karénine, ira travailler aux champs avec les paysans dans l’espoir de se rapprocher de la vérité du sol, il échouera à atteindre cette harmonie spontanée et instinctive, et ce malgré la souffrance que le travail aura imposé à sa chair.

Car entre Guerre et Paix et Anna Karénine, un événement est venu changer du tout au tout la philosophie de Tolstoï.

Le 2 septembre 1869, alors que Tolstoï est en voyage vers le sud de la Russie, il s’arrête à Arzamas, à côté de Nijni-Novgorov. Sa nuit passée à l’auberge sera l’occasion de faire l’expérience d’une crise d’angoisse qui marquera un tournant fondamental dans sa carrière littéraire, son style et sa philosophie. En 1884, l’écrivain fera vivre cette crise au héros des Carnets d’un fou : « Qu’est-ce que je fuis ? Où fuis-je ? Je fuis quelque chose d’effrayant et je ne peux y échapper. Je suis toujours avec moi-même, et je suis ce qui me tourmente. (…) Je veux m’endormir, m’oublier, et je n’y arrive pas. Je ne peux échapper à moi-même. (…) Je suis allé me coucher, mais à peine la tête posée sur l’oreiller que je m’éveillai de frayeur. Et une angoisse [le mot en russe ici est toska – D.S.], une angoisse affreuse, celle que l’on ressent quand monte la nausée, mais cette fois-ci en mon âme. »

Cette crise existentielle, cette confrontation avec la mort – qu’a parfaitement rendu dans les premières minutes de son film Une mort simple, l’adaptation à l’écran de la Mort d’Ivan Ilitch, Alexandre Kaïdanovski – cette sortie hors de soi, c’est ce que Tolstoï lui-même identifiera comme un point de non-retour, le moment fatidique qui allait tracer une frontière infranchissable entre l’œuvre « d’avant » et l’œuvre « d’après », et permettre, outre l’introduction de personnages tels qu’Ivan Ilitch, qui cherche en vain à « mourir dans la vérité », la précision de la pensée de Tolstoï – idéologiquement et esthétiquement intransigeante.

Le motif de la crise, de l’angoisse, des tourments de la chair et de l’abîme qui sépare inexorablement les hommes de la nature traverse tout l’œuvre de Tolstoï, depuis ses écrits autobiographiques de jeunesse jusqu’à Résurrection, son dernier roman. S’il a dit adieu au romantisme avec les Cosaques et le personnage d’Olénine, parodie de Pétchorine*, il n’en a pas pour autant cessé de mettre en scène, dans son œuvre de la maturité, des personnages en proie aux doutes, des personnages hamlétiens par excellence qui, bien qu’ils désirent de tout leur être l’harmonie et la sortie du « mensonge », restent résolument humains, complexes et modernes.

Daria Sinchkina

 

Daria Sinichkina est agrégée de russe, ancienne élève de l’École Normale Supérieure et maître de conférences à la Faculté d’Études Slaves de Sorbonne Universités, où elle enseigne l’histoire de la littérature russe et le cinéma. Elle est l’auteur d’une thèse de doctorat sur Nikolaï Kliouev (1884-1937), poète de la veine dite « paysanne » et esthète, auteur d’une œuvre qui explore les motifs de la révolution et de l’utopie.

 

Un commentaire

Laisser un commentaire

Après votre commentaire, indiquez votre nom et votre e-mail (qui ne sera pas publié)