Publié le 14 mars 2018

La langue de chêne

Les expressions figées russes et françaises autour de la langue

Les tètes se forment sur les langages, les pensées prennent la teinte des idiomes. La raison seule est commune, l’esprit en chaque langue a sa forme particulière : différence qui pourrait bien être en partie la cause ou l’effet des caractères nationaux.
Jean-Jacques Rousseau

 

On distingue une bonne maîtrise de la langue non seulement par l’emploi du discours orthographiquement et grammaticalement correct mais aussi par l’utilisation d’expressions d’usage courant. Parmi elles se trouvent les collocation (langue maternelle, parler la langue), les expressions idiomatiques (donner sa langue au chat), les maximes et proverbes (ma langue – mon ennemi), locutions regroupées sous le terme d’expressions ou séquences figées – combinaisons de mots où leurs constituants se retrouvent ensemble de façon récurrente, avec un degré de figement (dépendance) différent. Les premières locutions de ce genre datant du XVIe siècle nous sont connues grâce aux dictionnaires qui notaient les séquences figées. Le premier dictionnaire phraséologique remonte aux environs de 1750, intitulé Phraséologia Germanico-Latina par F. Wagner. C’est le premier « monument » de phraséologie comparative.

Une grande partie des expressions idiomatique fait référence aux parties du corps humain. L’homme et son corps, l’utilité de ses parties constituent la source de figement. En s’observant lui même, l’homme créait des expressions linguistiques englobant les relations entre les parties de son corps et leur fonctionnement ou transposant certains aspects physiques en figures plus abstraites et métaphoriques. Ce sont des expressions somatiques – du grec sómatikos, qui se rapporte au corps.

Pour parler des expressions figées équivalentes en français et en russes nous avons choisi cette catégorie assez close de point de vue phraséologique – en le limitant encore. On va parler uniquement de la langue – cette partie du corps humain. Car elle est aussi en rapport avec la linguistique, étude du langage. Dans les séquences figées la langue est souvent un organe avec une connotation négative, impliquant la notion d’excès.

Voici un exemple. Pour définir l’impossibilité de se souvenir d’un mot , nous dirons en russe вертится на кончике языка (français: sur le bout de la langue). L’image du « bout de la langue » signifie qu’on connaît la notion mais on cherche le mot précis oublié ponctuellement. Bien que ces expressions portent plus souvent des significations nuancées propres à la structure syntaxique de leur langue respective qu’elles ne se rapportent à leur contenu sémantique, il y a des associations dans les langues françaises et russes plus communes que pour d’autre langues. Souvent due à l’emprunt lexical et l’assimilation forte, comme dans проглотить язык – avaler sa langue, l’évolution de l’expression idiomatique n’est pas prise en compte par la « langue emprunteur », laissant lieu au sens premier qui est préservé jusqu’à nos jours. Dans la langue française, au XIXe siècle, avaler sa langue signifiait « mourir », mais également s’ennuyer. Aujourd’hui, on ne l’utilise que dans le sens d’«être silencieux », «cesser de parler». La transformation du sens d’origine est pourtant un phénomène intéressant et peut être illustré par un autre exemple : tirer les vers du nez avec sa traduction en russe тянуть за язык (littéralement, tirer quelqu’un par sa langue), qui signifie, dans les deux langues, insister pour faire parler quelqu’un. En français, cette expression est issue d’une maladie de XVIIIe siècle causée par des parasites qui infectait le nez. Les gens malades avaient honte d’en parler à leur médecin qui les interrogeait, en “tirant les vers du nez”. Cette connotation métaphorique d’une action forcée est préservée en russe par l’utilisation du verbe тянуть – tirer. Mais l’élément constituant sémantique est changé (nez – langue).

Un autre exemple montre l’assimilation de l’expression russe par la langue française. Cette expression est récente en France puisqu’elle n’y est apparue qu’au cours des années 70. A l’origine, avant la Révolution d’Octobre, l’expression « langue de chêne » était utilisée pour se moquer du style administratif employé dans la « bureaucratie tsariste étouffante ». L’ère bolcheviste n’améliore pas véritablement ce style ; les manières de parler et d’écrire y sont codifiées et pleines de verbiages. La locution continue donc à être utilisée et arrive en France. Mais le « chêne » se fait progressivement remplacer par le « bois », tout simplement. L’expression aurait transité de la Russie par la Pologne avant d’arriver dans l’Hexagone.

D’autres expressions qui contiennent le mot языкla langue.

Держать язык за зубами: littéralement tenir la langue derrière ses dents : avoir un bœuf sur la langue ou tenir sa langue

Прикусить язык: littéralement se mordre la langue : mettre sa langue dans sa poche

Злой язык: littéralement une langue méchante : une langue de vipère

Язык подвешен: avoir la langue bien pendue

Соскользнуть с языка: avoir la langue qui fourche

Развязывать язык: se délier la langue

Язык до Киева доведет: littéralement la langue peut amener jusque à Kiev. Équivalent français : qui langue a, à Rome va

Язык заплетается: littéralement faire des tresses à sa langue : avoir un cheveu sur la langue

Костный язык: langue de bois

Найти общий язык: parler la même langue

Скорый на язык: littéralement avoir la langue rapide :  ne pas avoir la langue dans sa poche

Cette liste n’est pas exhaustive. On invite nos lecteurs de la compléter à leur convenance. Ou trouver les expressions plus adéquates dans les deux langues…

Natalia Osina

 

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