Publié le 12 mars 2018

Dans ce monde que l’on peut encore ordonner de ses propres mains

Le Temps gelé, Mikhaïl Tarkovski, mars 2018, éditions Verdier

C’est loin Bakhta, très loin de nous, de nous ici qui vivons entre Atlantique et Méditerranée. 5200 kilomètres à vol d’oiseau, en pleine Sibérie, un petit village sur les rives de l’Ienisseï, fleuve long de plus de 4000 kilomètres. Mikhaïl Tarkovski, chasseur-trappeur et… poète, nous écrit de là-bas, et on l’entend, on s’entend avec lui malgré tout ce qui nous sépare et je ne parle pas seulement de tous ces kilomètres.

La perte, tel semble être le maître-mot de Tarkovski. Mais, il n’écrit pas pour s’en indigner. Il fait de la lutte contre l’abandon ou de sa stoïque acceptation, le moteur de la vie. Vivre c’est jouer parfois, souvent à qui perd gagne, c’est toujours une question de choix, flux du gain, reflux de la perte. Exister, c’est osciller entre naissance et décès, entre la vie et la mort, c’est faire l’épreuve de la fragilité, de la caducité de ce que l’on croit détenir.
Ce n’est pas un hasard si le héros du récit qui donne son nom au recueil s’appelle Poteriaev. Le verbe russe poteryat’ signifie perdre. Pourtant, lui, Gocha Poteriaev, malgré son nom et contrairement aux personnages principaux de plusieurs autres récits, retrouvera ce qui s’était échappé et qu’il croyait perdu : « Gocha (…) dormait d’un sommeil heureux parce que tout ce dont il avait besoin dans la vie était désormais réuni, là, autour de lui, sous son toit. » Il suffit de croire au Père Noël. C’est dans l’habit dudit Père Noël que Gocha va s’effondrer dans la neige, ivre par moins quarante, et que Valentina, la belle que l’on aurait pu croire pervertie par son séjour dans la grande ville, viendra le sauver. Il n’y a que dans des contrées pareilles que l’on peut imaginer des scènes aussi cocasses.

« Tiens bon, ça passera »

« Pourquoi la vie s’obstine-t-elle à nous envoyer ce à quoi l’on ne s’attend pas et qui fait si mal que l’on n’a plus la force de vivre, et que seule l’expérience dit :  « Tiens bon, ça passera » ? La mélancolie est une maladie sacrée pour l’Antiquité, une marque de grandeur chez l’homme qui en est atteint. Tarkovski qui la considère comme « un véritable don de Dieu » distille cette sagesse antique, nous la montre encore vivante, dans ces contrées sauvages.
Le narrateur accepte, malgré la douleur, qu’une femme l’abandonne : « Ma belle, tu as bien fait, il ne fait pas attendre des hommes comme moi… Merci de m’avoir souhaité bon vent. » Il ne peut sacrifier son fleuve et sa Taïga pour l’amour d’une femme même s’il sait qu’allait « s’abattre sur [lui] le poids insupportable du retour au village, que tout ce qui auparavant éveillait une joie magique soulignerait désormais le vide terrible autour de [lui]. » Pour d’autres comme les deux amis Liokha et Vassa la perte est physique, tragique. « Il pensait au lac rond, à la cabane dans les pins et à Liokha… Il le voyait allongé sur la couchette, et sa main, forte et brunie, pendait au-dessus du sol sablonneux. Avec quelle joie il l’aurait serrée ! Mais, Liochka était parti la même année travailler comme chef de secteur au nord-est de l’Evenkie et cette main-là, il l’avait perdue, coupée par l’hélice d’un traîneau motorisé. »

La vie est là, partout

Geler le temps est comme une proclamation, un manifeste littéraire. On tentera en écrivant de saisir ces instants fugaces de joie, les figer mais dans l’eau pure, faire ce que l’hiver fait au fleuve, être soi-même le gel qui conservera la beauté des choses. « Tout était enfin devenu réalité, et je savais que c’est exactement comme ça que devait être cette chose insaisissable qui se dérobe, que même aux meilleurs moments de la vie l’on n’approche que sur la pointe des pieds, et qu’étonnamment l’on n’identifie jamais tout de suite comme étant le bonheur. »
Parce que le froid extrême tue mais conserve aussi. Mikhaïl Tarkovski évoque en poète sa vie en pleine Sibérie. Il devient fleuve et hiver. Nul besoin de démonstration pour nous faire comprendre qu’ici vivre en harmonie avec la nature n’est pas une pose. C’est la condition sine qua non à la survie. L’homme est ici tout petit, remis à la place qui est vraiment la sienne. Un être vivant parmi les autres êtres vivants qui doit faire œuvre de toute son ingéniosité pour y être accepté. Et, en même temps, le poète est là pour les glorifier, ces colocataires de la Taïga, pour les évoquer avec grâce et une vraie tendresse, un amour profond, pour en en faire des êtres inépuisables d’humanité.
La vie est là partout. La vraie vie, il suffit d’avoir assez d’attention envers les êtres qui vous entourent et qui parviennent à survivre ici, malgré l’hostilité des éléments hiver comme été, pour rendre sa propre vie riche et féconde. Ici, on ne triche pas, on ne se cache pas derrière un pseudo, on ne se fabrique pas une identité fausse à partir d’un modèle standardisé. Ici on ressemble à soi-même « dans ce monde que l’on peut encore ordonner de ses propres mains ». On est entier avec toutes ses qualité et ses défauts.

Le lecteur se dit alors qu’il est sans doute passé à côté de l’essentiel de la vie humaine peut-être parce qu’il n’a pas l’immensité de la taïga devant les yeux pour le faire réfléchir, ni le privilège d’assister à la débâcle du fleuve Ienisseï, ni encore la férocité des moustiques qui ne vous laissent pas en paix et qui piquent encore plus que le gel ? La conscience que l’absence de nature dans laquelle nous vivons nous prive paradoxalement d’une partie de notre humanité. « On vit aveuglés par nos préoccupations sans rien remarquer autour, et tout à coup, par une belle journée d’automne où chaque buisson se distingue nettement sur la rive opposée et où les nuages frais ne font quasiment pas d’ombre, quelque chose se met en mouvement. Et s’unissent en un souffle clair le sourire d’une fille, les mots précieux de tiotia Nadia, une musique qui remonte l’Ienisseï et, une fois que ce vent doux nous a transpercé l’âme, tout disparaît. Ce sont pourtant ces quelques instants qui vont par la suite guider nos vies, comme des amers sur le fleuve immense. »

La joie d’être au monde

Livre trop court hanté d’apparitions, parsemé de visions insaisissables. Instantanés, haïkus. Cette forme rapide peut-être parce qu’on ne peut pas s’attarder dans la contemplation par moins 40 ou quand on est assailli par les moustiques. « Je me souviens de son nez et ses joues froides, ses cheveux qui s’échappaient de son foulard et son murmure désemparé : « Tu m’as manqué, je n’en peux plus… » Elle sentait la ville, l’été et le shampoing à la pomme. ». Le livre d’une âme habitée d’une très grande sensibilité et d’un regard perçant mais doux. Personnalité qui, parce que les préjugés nous ont rendus idiots, étonne dans ces lieux, comme étonnent les portraits des habitants qu’on imaginait facilement rustres, brutaux et durs, à l’image du climat qui règne là-bas. Un livre qui est un hymne aux êtres et à un genre de vie, à une humanité d’un autre âge que l’on ose espérer ne pas être en voie de disparition.

Le Temps gelé est un livre magnifique dans lequel Tarkovski chante tout simplement la joie d’être au monde.
« J’ai toujours l’impression, je ne sais pourquoi, qu’ici l’automne n’apparaît pas sur place, mais qu’il vient d’ailleurs, sous la forme d’un air bleuté à la teneur particulière, qui jaunit, flétrit, resserre tout, tandis que soudain, de pair avec une vigueur physique accrue, nous voyons sourdre en nous une étonnante réceptivité à la nature. Et soumis à cette calme volonté, nous avons envie de grimper sur la plus haute falaise et de tomber à genoux, en regardant la mer lointaine de l’Ienisseï, de remercier le ciel pour cette mélancolie qui est un véritable don de Dieu, pour chaque petite feuille du bouleau tordu qui bientôt sera si nu qu’il aura besoin de tout notre amour et notre indulgence. Et longtemps s’inscrira en nous le chatoiement funèbre des rives, d’un jaune strié de vert sombre, et la fissure de feu traversant un nuage gris basalte bouchant le nord, jusqu’à ce que dans la fraîcheur d’un petit matin, un coup sourd de rame résonnant dans le brouillard ne donne des ailes au premier poème. »

Philippe Menestret

 

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