Publié le 7 mars 2018

Un grand roman d’apprentissage

Alexis Varlamov nous invite à suivre le court destin d’Alexandre, destin secoué par les soubresauts de l’histoire de l’Union soviétique en pleine déliquescence.

Alexandre ou la vie éclatée est un beau roman d’apprentissage digne de cette tradition du Bildungsroman où le héros se forme jusqu’à atteindre l’idéal de l’homme accompli. C’est aussi et surtout un grand roman romantique. Les deux genres romanesques se confondant assez souvent.

Alexandre Tiozkine traverse son époque comme Frédéric, le héros de l’Éducation sentimentale traversait la sienne. L’amour absolu et pur guide les deux héros dans leur marche peu assurée dans une époque tourmentée. L’amitié, la politique, même malgré soi, sont les deux autres mamelles auxquelles se nourrit la jeunesse d’Alexandre.

« Dès son plus jeune âge, [il] s’était fait remarquer par deux particularités étrangement liées l’une à l’autre : un mystérieux pressentiment de la mort et une extraordinaire capacité à tomber amoureux de tout ce qui portait jupons. » Alexandre aime l’éternité, et sa vie est un combat entre ses deux ennemis, l’amour qui sauve de la mort, l’amour qui pousse vers la mort. On court de l’une à l’autre et l’une vous pousse dans les bras de l’autre. Alexandre est marqué dès son plus jeune âge du signe des héros tragiques. Autour de lui, tout le monde s’agite pour se tirer d’affaires quand lui se cherche un destin dans le ciel, parmi les étoiles. Cependant, il sait savourer la vie comme la cigale de la fable, même s’il est conscient que les joies sont fugaces. « A quoi bon se laisser aux regrets et à la tristesse, quand alentour embaumait et resplendissait de mille couleurs ce dernier été de paisible quiétude de notre immense pays. »

Alexandre n’est pas avare de contradictions et c’est ce qui le rend le plus vivant parmi ses contemporains.

Un véritable bienheureux

Il cherche à se donner une consistance, à vivre vraiment quand ceux qu’il rencontre, les héritiers de l’élite soviétique même ne sont que vanité. Le monde d’hier qui s’écroule ne peut être la voie. Et celui qui commence ne lui fait guère envie. Il veut garder les yeux ouverts, ces yeux de candide qui bouleversaient et effrayaient sa première amante : «  Un véritable bienheureux ma parole ! Avec des yeux de nouveau-né ! Mais comment feras-tu pour vivre avec des yeux pareils ! »

Alexandre refuse de se résigner quand le monde se donne aux opportunistes. Il avance tant bien que mal, envers et contre tout. On le voit muer. « Sa jeunesse se desquamait comme une peau inutile ». Cependant, il demeure « un homme du hasard » comme il se définit lui-même. Un homme qui se sculpte au gré des vents qui le poussent dans le dos, qui suit son instinct, qui va au hasard des rencontres et dont les goûts et les dégoûts s’affirment petit à petit.

Il n’aime pas son époque. « Moscou version 1991 produit sur Tiozkine une impression plus détestable encore qu’un an auparavant. Toute la vermine, toute la merde, qui jusqu’alors se planquaient dans les coins, étaient remontées à la surface, réduisant à sa merci la malheureuse capitale. Tiozkine errait comme un somnambule, tout l’écœurait, depuis les nouveaux commerçants des rues jusqu’aux enseignes étrangères sur les magasins (…). » On ne peut pas être plus clair. Le revoilà notre héros romantique fustigeant la ville et la modernité. Il partira alors vivre au cœur de la nature russe profonde, auprès du peuple, ce qu’il en reste. Cependant, il sera vite rattrapé par cette modernité qu’il exècre et qui a pris les traits de son ami Liova devenu business man. L’antre d’Alexandre deviendra une « réserve de sauvages », un lieu de visite incontournable pour les touristes occidentaux fortunés à la recherche de la Russie éternelle, authentique, pittoresque.

Un homme épars

Cette compromission parce qu’Alexandre a compris que sans amour la vie dans les bois – pour reprendre le titre français de l’œuvre de Thoreau – n’est pas une vie accomplie. Pendant tout le roman, Alexandre ne cherche qu’une chose et c’est recoller les morceaux de cette vie éclatée à l’image de l’empire soviétique. Accepter Liova malgré tout parce qu’il est une part indispensable de lui-même, parce que sans amitié la vie est incomplète. Moscou, sa famille, le peuple russe millénaire, le passé soviétique : sans tout cela, Alexandre n’est qu’un homme épars, un homme sans âme (russe). Surtout et avant tout, Cosette. Cosette, cet amour d’adolescence, cet amour jamais éteint, cette aimée disparue qu’Alexandre va aller chercher jusqu’en Allemagne.

Il finira par la retrouver et Cosette vivra avec lui dans sa cabane au fond des bois. Mais, le bonheur sera de courte durée. Notre héros sera terrassé par la maladie sournoise, la tuberculose – y a-t-il maladie plus romantique ? – qui le ronge depuis son service militaire. Il ne luttera pas contre elle comme s’il avait achevé son destin, comme s’il avait recollé tous les morceaux, comme si la greffe ne pouvait prendre, comme s’il avait épuisé sa peau de chagrin.

Un personnage radical

Voilà un très beau roman à l’anachronisme assumé. Notre époque est loin d’être celle de l’exaltation des grands idéaux et des grands sentiments. Parcourir internet et lire les commentaires des lecteurs est très symptomatique. Ces lecteurs avouent ne rien comprendre à ce roman. Ils se disent qu’il faut certainement être russe pour y parvenir. Ils ne comprennent pas les contradictions, les atermoiements, les erreurs d’Alexandre. C’est un personnage trop radical pour un lecteur qui cherche un exemple à suivre, qui lit aujourd’hui d’une manière utilitaire pour trouver un cap dans un monde déboussolé. C’est bien compréhensible. Alexandre n’est d’aucune aide. Il ajoute du trouble au trouble.

C’est un roman riche, le roman d’un grand lecteur et on est certainement passé à côté de plein de références et d’allusions. C’est le roman de l’Union soviétique qui se meut et de la nouvelle Russie qui déboule comme un égout qui dégueule pendant l’orage. Varlamov nous montre une Russie en proie aux pires extrémités, un monstre qu’on a libéré de ses chaînes, un monstre affamé qui a tout dévoré sans distinction. Avec Alexandre, il s’est mis en quête d’une Russie disparue mais sans nostalgie aucune. Une Russie que 70 ans de « communisme » n’avait pas détruit et que la révolution libérale a broyé en quelques années. Cependant, Alexandre est parvenu à tirer des griffes de l’affairisme occidentale et de la rationalité comptable sa belle Cosette en proie à la dépression. Son mari lui « revendra » son amoureuse, Alexandre peut récupérer Cosette à la condition qu’il paie la clinique où elle soigne sa neurasthénie. Quand hier tout cela se serait terminé par un duel…

Philippe Menestret

 

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