Publié le 13 février 2018

L’immense et ridicule pouvoir de la littérature

Boris Khazanov, L’Heure du roi

Une barrière qui se lève, une simple formalité, et l’improbable royauté perdue à l’Est du IIIe Reich est annexée. Avec l’invasion nazie, c’est l’Histoire qui pénètre par effraction dans ce petit royaume d’Europe, « pays confit dans son histoire fantomatique de conte de fées », où Boris Khazanov, écrivain russe qui a connu les camps soviétiques, situe l’action de son Heure du roi. Pays qui vit encore à une époque chevaleresque où la garde meurt mais ne se rend pas et qu’illustre, par exemple, le sacrifice inutile des jeunes membres de la cavalerie d’élite. Résistance pathétique inspirée par un sens de l’honneur anachronique, actes irréfléchis de « gamins » qui se croient personnages de fiction.

Les nazis n’ont pas envahi un pays, ils ont soumis à leur réalité, à leur mythe, une légende ou « règne » un monarque de folklore, plus chirurgien (qui consulte en son cabinet son bon peuple malade) que roi, vieux, malade et craintif dont la seule activité « politique » est ce rituel de promenade qu’il effectue tous les dimanches à midi sonnante. Les sujets de Cédrix X viennent assister au tour de ville du roi, comme ces foules de touristes s’agglutinent à heure fixe sur le parvis des beffrois et des cathédrales d’Europe centrale pour assister au spectacle des carillons et des statuettes qui font leur petit tour, ponctuels depuis des siècles.

Le seul fait remarquable pendant les six premiers mois de l’occupation sera l’arrêt de cette promenade dominicale.

La légende affronte le mythe

Avec beaucoup de délicatesse, dans un style où affleure parfois une très fine ironie, Khazanov va alors à travers ce royaume minuscule et son roi, dresser un portrait condensé de la « vieille Europe » et de ses souverains — et de leurs attitudes — pendant la Seconde guerre mondiale. Une Europe qu’il décrit comme un monde qui se rêve, qui face à la réalité nazie ne trouve aucune réponse dans ses vieilles légendes, ni dans ses traditions. Un roi qui plonge « non pas dans le désespoir, mais dans un état connu des malades mentaux : le sentiment d’irréalité. […] Or, incontestablement, le spectacle absurde dont le souffle naissait précisément de son invraisemblance totale, n’était pas une mystification, ni du délire, ni une fiction littéraire, mais la vraie réalité. » Voilà où a résidé le drame de la vieille Europe nous dit Khazanov, ce fut dans son incapacité à prendre conscience de la réalité du nazisme, de ne pas avoir voulu y croire. Tout y est : les petits actes de résistance, la soumission contrainte et forcée du pouvoir, le rappel à l’ordre jusqu’à la franche collaboration : en fait, l’impossibilité de se fixer une ligne claire et assumée face à un pouvoir dont la seule vérité est… le mensonge.

Il n’accable pas franchement cette vieille Europe. C’est la légende, le conte folklorique confronté au mythe. Et la légende n’y résiste pas : « le mystère suprême du Reich consistait en ce que tout entier, de la base jusqu’au sommet, l’ordre était imprégné de mythe. Plus exactement, il n’était lui-même qu’un mythe concrétisé, ésotérique et universel, au point d’embrasser tous les domaines de l’existence ; il offrait des réponses définitives à toutes les questions ». Que peut, en effet, le folklore face à cette force « délirante » ? Rien. Il faut la puissance implacable d’autres mythes en leur jeunesse, le soviétique et l’américain, se dressant face à lui pour que le nazisme succombe. Seul le mythe peut vaincre le mythe.

Grand comme Gulliver et maigre comme Don Quichotte

Pourtant, Khazanov croit, citant Spinoza, qu’il est une autre force qui peut s’élever : « La ténacité dont l’homme fait preuve pour défendre son existence est limitée et largement inférieure à la violence des circonstances extérieures. Pourtant, le choix du pavillon qu’arbore le navire qui sombre nous revient. » Contre le mythe dévastateur, qui domine la masse, le roi va présenter sa seule conscience individuelle, sa condition de simple mortel. Un cauchemar dans lequel il verra sa mort et son arrivée au paradis, duquel on lui refuse l’entrée, est peut-être la cause de l’acte qu’il commettra à la fin du livre. Décisive peut-être aussi cette convocation de Hitler en personne qui désire soumettre à l’autorité médicale que représente le roi, son problème d’impuissance sexuelle. Il rencontrera là, non pas le Führer mais un être sans envergure, une fois dépouillé du mythe et de ses vêtements. Un simple mortel comme lui.

Cédric X va décider de monter sur scène pour prendre un rôle dans la pièce lugubre et tragique qui se jouait sans lui jusque-là. Il va commettre un acte fou – qu’il faut opposer au délire en ce sens que l’acte fou est maîtrisé est n’est fou que dans l’oubli des conséquences – du monarque (qu’on laisse le lecteur découvrir lui-même). Un acte digne d’un Don Quichotte nourrit de lectures chevaleresques comme le roi et son royaume sont nourris de traditions mortes, un acte d’espoir inspiré par la désespérance la plus profonde. Mais, que reste-t-il à un monde soudainement plongé dans le mythe dévorant et despote qui tient lieu et place de réalité ? Sinon, ce plongeon dans la fiction, dans la littérature que fait le roi se fondant ainsi avec les « caricatures qui le représentaient, grand comme Gulliver et maigre comme Don Quichotte », « un cavalier monté sur un cheval blanc dont la lignée remontait à la glorieuse Rossinante. ». Pour sortir du mythe, pour vaincre « les lois du monde concentrationnaire [et celles] […] de la soumission générale », un seul recours pour l’homme désarmé : s’emparer du pouvoir immense et ridicule de la littérature pour retarder, ne serait-ce qu’une seconde, le train obscène de la réalité, oser encore et toujours revendiquer l’humanisme au fond des gouffres de la barabrie.

Philippe Menestret

 

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